Food for thought

La raison d’être, un moteur puissant de l’entreprise pour repenser sa stratégie à l’aune de son rôle sociétal

La crise a mis en lumière un sujet clé pour la pérénité des entreprises : leur raison d’être. Pour en savoir davantage sur ce concept et sur sa capacité à embarquer les équipes vers des transformations nécessaires, révélés notamment dans l’enquête « Et Maintenant ? » réalisée par Maestrium pendant le confinement, l’agence a interrogé Anne-France BONNET, fondatrice et dirigeante du cabinet NUOVA VISTA, qui accompagne depuis plus de dix ans les entreprises et fondations dans leur démarche de contribution sociétale.

 

MAESTRIUM : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est la raison d’être d’une entreprise et le contexte dans lequel ce concept a fait son apparition, notamment avec la loi PACTE de mai 2019 ?

Anne-France BONNET : Lorsque l’on regarde l’origine de la loi PACTE, on comprend que l’intention politique était triple. D’une part, il s’agissait de faire de la pédagogie auprès des citoyens, pour rappeler que les acteurs économiques sont l’une des clés d’une démocratie fluide. D’autre part, il y avait ce constat que les entreprises sont indispensables face à la crise sociale et environnementale : l’État doit pouvoir compter sur leur engagement pour relever ces grands défis. Enfin, il y avait un enjeu à faire la démonstration d’un capitalisme « à la française », fort de son histoire sociale, et distinct du capitalisme anglo-saxon.

Voici, en quelques mots, les raisons qui ont conduit Bruno LE MAIRE à demander un rapport à Nicole NOTAT et Jean-Dominique SENARD, rapport qui a largement nourri la loi et notamment ses trois articles majeurs. Celui concernant la modification de la définition de la société dans le Code civil, dont le caractère est obligatoire, et deux propositions : celle concernant la raison d’être et celle portant sur la société à mission. Or, quand on veut appliquer ces principes, on constate que les articles de loi sont très peu prolixes. En revanche, lorsqu’on cherche des éclairages au sein du rapport NOTAT-SENARD ou de l’exposé des motifs de la loi PACTE, c’est assez fascinant de voir que la philosophie a réintégré le champ économique. Ainsi, le rapport NOTAT-SENARD établit que « la raison d’être s’oppose à la raison d’avoir. Elle constitue pour la société une forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter vers une recherche du long terme. » Et l’exposé des motifs rappelle que « la raison d’être exprime ce qui est indispensable pour remplir l’objet de la société. […] Elle constitue un retour de l’objet social au sens premier du terme, celui des débuts de la société anonyme, quand cet objet était d’intérêt public. » Il y a là une réappropriation sémantique qui permet aux entreprises de s’échapper d’une approche très binaire, qui polluait finalement la pratique de la RSE en opposant responsabilité et rentabilité.

La raison d’être constitue ainsi le chaînon manquant proposé par le politique aux entreprises. C’est un nouveau paradigme qui s’ouvre et que la crise du coronavirus a d’ailleurs largement contribué à mettre en valeur : l’entreprise est un collectif, qui a un intérêt en propre – dépassant en cela les intérêts particuliers. Elle a un rôle économique, mais aussi un rôle social. Elle peut donc revendiquer sereinement qu’elle doit créer de la valeur pour pouvoir jouer son rôle sociétal et proposer ainsi un contrat collectif.

Pour revenir à la définition, la raison d’être d’une entreprise est ainsi le fait de préciser le projet collectif à long terme. Je la compare souvent à une boussole et, pour la définir, l’entreprise doit répondre à un questionnement fondamental quant au « pourquoi » de son existence.

MAESTRIUM : Quels sont les changements qui s’opèrent pour l’entreprise lorsqu’elle définit sa raison d’être ? Quelles conséquences cela entraîne-t-il, à tous les niveaux ?

Anne-France BONNET : Il est intéressant de regarder ce que cela suscite en termes d’environnement. Parmi toutes les entreprises qui ont avancé sur ces sujets, certaines vont jusqu’à inscrire leur raison d’être dans leurs statuts, d’autres non. Il va clairement y avoir un risque de plus en plus grand pour les entreprises à ne pas porter une raison d’être statutaire, car cela interroge sur la sincérité, la solidité de leur démarche. Quant au changement au sein de l’entreprise, celle qui s’est dotée d’une raison d’être statutaire est désormais munie de cette fameuse boussole, qui devient centrale. Toutes les stratégies, à trois ou cinq ans, doivent y contribuer. Et surtout, comme cette boussole a été élaborée collectivement, le « mindset » de l’entreprise devient très connecté à son écosystème, à la société dans laquelle elle opère. La stratégie devient la conséquence de la raison d’être, et non l’inverse ! C’est pourquoi j’explique souvent que la raison d’être est un objet méta, en connexion avec tous les autres. C’est une réelle transformation dans l’approche, qui n’est pas toujours évidente à apprécier.

MAESTRIUM : Selon que l’on est une TPE ou une grande entreprise internationale, le travail à mener est-il différent ?

Anne-France BONNET : Sur le principe, le travail est exactement le même. Déjà, il y a trois incontournables qui sont valables dans tous les cas : des dirigeants mobilisés, de l’itération et de la co-construction avec les parties prenantes. Le volet qui est sujet à des alternatives, en fonction de la culture, des valeurs, du point d’avancement de l’entreprise, c’est le collaboratif. Là, des processus variés sont mis en œuvre, selon la faisabilité et la mobilisation voulue. En revanche, pour les grandes entreprises internationales, il est évident qu’elles doivent prendre le temps de travailler la raison d’être avec leurs filiales – pour lesquelles le concept, quoique franco-français, a beaucoup de sens – si leurs dirigeants souhaitent qu’elle puisse être opérante.

MAESTRIUM : Pendant la crise, les concepts de raison d’être et de société à mission (qualité donnée aux sociétés commerciales s’étant fixé un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux qu’elles se donnent pour mission de poursuivre dans le cadre de leur activité) ont eu un écho retentissant. Confirmez-vous cette montée en puissance ? 

Anne-France BONNET : C’était saisissant ! Dès le début du confinement, le rôle des acteurs économiques a été mis en lumière médiatiquement de manière très forte et constante. Le message est passé presque de façon subliminale : ce qui se jouait, la survie de la société, ne relevait pas uniquement de l’État ou des hôpitaux, mais aussi des entreprises de distribution, de logistique, de stockage, de transport, etc. On a lu des articles sur ces entreprises qui décidaient d’avancer le paiement de leurs fournisseurs, d’autres qui repensaient leurs lignes de production pour faire des masques : le rôle joué par ces acteurs pour la société a été largement mis en valeur et, surtout, compris par les citoyens. En parallèle de ce mouvement d’acculturation, on a pu observer que les dirigeants accéléraient la manœuvre, avec l’annonce quasi-quotidienne d’entreprises qui intégraient leur raison d’être à leurs statuts. Danone a constitué un exemple marquant, en annonçant qu’elle devenait statutairement société à mission lors d’une assemblée générale extraordinaire.

MAESTRIUM : Diriez-vous qu’il y a urgence à mener ce travail autour de la raison d’être, dans le contexte de défis à relever que nous connaissons aujourd’hui ? 

Anne-France BONNET : Ce qui est certain, c’est que lorsque les dirigeants réaffirment le rôle sociétal de l’entreprise, cela joue sur la confiance et, par rebond, sur la capacité de résilience. Nous avons pu l’observer parmi nos clients : les organisations qui avaient un corps social soudé ont été très rapidement mobilisées autour de la sauvegarde de l’entreprise. Je pense ainsi à la CAMIF, qui travaille depuis de longues années sur son ancrage local, sur l’économie circulaire, sur la transparence, et qui bénéficie d’un collectif très soudé. Elle a eu une gestion pro-active de la crise et aujourd’hui elle affiche de beaux résultats. À l’inverse, les sociétés qui avaient des projets structurés uniquement autour du financier et un corps social peu soudé se sont retrouvées dans des positions plus délicates.

MAESTRIUM : Quels conseils donneriez-vous aux dirigeants, quels sont les pièges à éviter, les leviers pertinents pour se saisir du sujet ? 

Anne-France BONNET : Au-delà des trois incontournables que j’ai cités plus haut, je dirais qu’il faut surtout éviter de penser qu’il s’agit d’une matière inspirationnelle. La raison d’être implique une obligation de moyens. Idéalement, quand on y réfléchit, il faut se poser la question des leviers pour la faire exister. L’enjeu est d’aboutir à un corpus intégrant la raison d’être et ses principes d’activation. Elle ne doit surtout pas être quelque chose d’éthéré, mais bien permettre à chacun de voir où il se situe et comment il peut y contribuer. Un autre piège consiste à confondre stratégie et raison d’être, quand il faut bien intégrer que la stratégie doit être construite en cohérence avec la raison d’être.qu

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *